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Titre du blog : les deux côtés d'une carte postale
Auteur : manille
Date de création : 01-03-2005
 
posté le 01-12-2007 à 20:43:33

Le fil de la vie, la corde du pendu.

Je viens de voir le médecin. Il dit que tu avais plus de 2 grammes d’alcool dans le sang. Le conducteur aussi, note. D’après les témoins, il roulait à tombeau ouvert, tous feux éteints. Il serait sorti de nulle part, et toi, tu n’aurais même pas regardé avant de te lancer sur la chaussée. Enfin, 2 grammes ! C’est au moins une bouteille de pinard, ça ! Mais qu’est-ce que tu foutais dans cet état au milieu de la nuit ? Je ne sais même pas pourquoi je pose cette question. Je connais trop bien la réponse. Qu’est-ce que je t’ai fait ? Je savais que ça n’était pas une bonne idée de t’appeler. Je le savais, putain ! Je devrais écouter plus souvent mon petit doigt. Tu le disais souvent, ça. Toi aussi j’aurais dû plus t’écouter. Mettre un mouchoir sur ma fierté. Revenir tant qu’il était encore temps… Mais merde ! Tu pouvais pas me faire ce coup-là ! T’aurais dû m’appeler, aussi ! J’aurais dit non une fois, deux fois peut-être, pour le principe. T’avais qu’à murmurer, je serais revenu. Tu le savais, pourtant ! Tu savais bien que je serais resté si tu me l’avais demandé ! Comment tu disais déjà ? Je suis accrochée à toi comme le pendu à sa corde. Avec toi j’étouffe, mais sans toi je ne suis plus rien ; je ne suis plus qu’une fille. La corde du pendu, paradoxalement, c’est sa raison d’être. Oui, c’était ça. Combien de fois ai-je répété ces mots, toujours plus incertain de leur sens ? Et aujourd’hui, on en est où ? J’ai ta main au creux de la mienne. Je te regarde dormir. Je te regarde partir. Tes doigts si fins. Des doigts de pianiste, qui me fascinaient lorsqu’ils dansaient sur le vieux Clavinova que tu avais acheté à la braderie. Moi je m’accroche à ça : à des souvenirs. A ce fil qu’on tissait lentement, péniblement. Mais on aller y arriver. Tu parles ! Tresser la corde pour nous pendre. Tu avais encore raison. Et maintenant, tu meurs dans mes bras, et je veux mourir aussi, si tu t’en vas. Reste avec moi.

-          Monsieur ?

-          Oui.

-          Les visites sont terminées. Il faudrait la laisser se reposer maintenant. Elle en a bien besoin.

-          Docteur ?

-          Oui ?

-          Elle… Je… Non, rien.

-          Venez.

Je n’ai pas la force de lui demander. Est-ce qu’elle va s’en sortir ? J’ai répété cette phrase des centaines de fois devant le miroir ta chambre. Trouver le ton juste. Etre conscient de ce risque, ne pas paraître trop détaché, mais ne pas s’effondrer en larmes avant la fin. Impossible. De toutes façons, je ne veux pas entendre la réponse. Ni les paroles de réconfort, ni la compassion. Je lâche ta main et nous sortons. Un silence lourd, presque palpable s’installe entre le Dr. Berthier et moi tandis qu’il me raccompagne dans le dédale de couloirs et de portes coupe-feu de l’hôpital. J’ai envie de chialer. L’odeur de médicaments imprégnée dans les murs et le sol me donne un haut-le-cœur. Retiens-toi. Encaisse les coups, mais ne montre jamais ta peine. C’est ça qui te rend vulnérable. Dans le hall, nous nous serrons distraitement la main. Le toubib murmure à mon intention un Soyez fort quasiment inaudible. Il a l’air si touché que je me demande s’il ne parle pas pour lui. Je hoche imperceptiblement la tête et me retourne. La double porte coulissante s’écarte devant moi, et je me retrouve comme un con, tout seul sur le parking. J’allume un clope et, lentement, je me dirige vers la voiture. Des larmes coulent le long de mes joues ; j’étouffe un sanglot. Comme un homme. Un vrai. Mais est-on un homme quand on ne pleure pas dans de telles circonstances ? Je me laisse glisser au sol. Adossé à la roue, je lâche tout. Ce n’est qu’un long moment plus tard que je me relève. J’ai l’impression d’avoir pris une porte dans la gueule. Bien lourde, bien fort.